Je suis né dans un univers tempéré, vert et fleuri l’été. Les enfants blancs et blonds se lavaient les mains avant d’aller à table et n’avaient de cauchemar qu’à cause du noir au fond du couloir. Haut comme trois pommes, mon point de vue sur le monde était catholique, serein, viril et farouchement égoïste.
Mais je ne le savais pas. Mes sœurs se devaient d’être férues de tâches ménagères. Il n’y avait pas de noir dans les rues ou très peu et dans des lieux très circonscrits. Un clochard tendait la main sous le porche de l’église. La guerre était lointaine et on n’en parlait pas. La mort était une histoire d’oisillons tombés du nid, de feuilles d’automne ou de vieilles grands-mères chez les voisins. C’est donc cette civilisation que nous devrions défendre derrière des barbelés, des murs de Berlin et des mers homicides qui vomissent leurs cadavres les matins d’été. Notre drapeau français, ce paravent gaulois, a caché les misères des bidonvilles et des ghettos racistes violents, les massacres et les tortures des guerres coloniales, les viols des fins de soirées arrosées, les incestes des siestes écœurantes des déjeuners de famille, les femmes tuées pour avoir voulu s’enfuir, les petites prostituées qui font semblant de rire. Toutes ces sombres horreurs ont fait cette civilisation dont nous sommes si fier.e.s.
L’autre jour, une maman albanaise câlinait son bébé sur un banc. Le papa les a rejoint.e.s cachant sous sa chemise quatre pommes vertes qu’il lui a tendues une à une en souriant. Elles étaient si vertes ces pommes, d’un vert brillant qui donne déjà à les voir le goût acide et sucré sous la dent. Deux femmes étaient assises sur le banc d’à côté. Une mauritanienne et une ivoirienne qui ne se connaissaient pas. Elles regardaient leur vide. L’homme donne à chacune une pomme avant de croquer dans la sienne en souriant. On ne possède que ce que l’on partage.
Fabriquons tous ensemble une nouvelle civilisation, sans laissé.e.s pour compte, sans les silences funestes sur les violences « tolérables » qui font de nos maisons des maisons de tolérance à l’abjection. Créons une société de libertés égalitaires, de sororité et de fraternité confondues. Restons intraitable sur l’exigence du mérite et de la probité, sans voile ni drapeau, sans la moindre excuse pour le fanatisme religieux. Soyons intolérant.e.s à l’injustice. Soyons intransigent.e.s. Créons une société haute comme quatre pommes.