L’eau est bonne
« L’eau est bonne ! » Petite grenouille verte, tu es bien mignonne, avec tes yeux
luisants d’amour et ta bouche d’influenceuse Tik-Tok, mais peut-être ne t’es-tu
pas rendu compte que tu viens de sauter dans une petite casserole d’eau ? « Au
début, elle est carrément frisquette. Mais rapidement, on s’habitue. Ça va ! »
On s’habitue à tout. Les saisons marquaient les années de leurs fêtes carillonnées,
chacune parée d’attributs particuliers, les mille fleurs du printemps, les moissons
dorées de l’été, les vendanges ambrées de l’automne et le blanc manteau de
l’hiver. Maintenant il n’y a plus de saison. On s’y est habitué. Les oiseaux se sont
tus. Les insectes ont disparu. Les lapins ne courent plus dans les garennes. Les
corolles joyeuses fleurissent dans les prairies désertées des abeilles. On
réintroduit l’ours et le loup pour rééquilibrer par le haut ce qui disparaît par le
bas.
On s’habitue, c’est tout. « Au fait, petite grenouille, as-tu vu les petites
flammes bleues qui lèchent ta casserole ? » – « Oh, ça va ! L’eau est chaude. Il y
a des bulles dans mon jacuzzi ! » La semaine dernière, j’ai vu un homme qui
courait sur la place, avec une corne de rhinocéros au milieu du front. Personne
ne disait rien. Je me suis dit que c’était normal. D’autant qu’hier, j’en ai vu
plusieurs. Il y en avait un groupe qui marchait au pas, la corne en l’air. Le bruit
que cela faisait sur le pavé ! Les gens regardaient. « Ça va toujours, petite
grenouille ? » –
« Ça va. C’est un vrai bain chaud. Je ne me rappelle pas quand
j’ai pris le temps d’en prendre un vrai ! » Ce matin, mon voisin est sorti de chez
lui avec une corne de rhinocéros au milieu du front. Il m’a regardé de travers.
J’ai entendu qu’il disait au concierge que ça sentait un peu trop le juif dans
l’immeuble. Il s’est entendu répondre qu’on allait aérer. Le concierge aussi, il a
une corne de rhino maintenant. « Alors, grenouille ? » – « Çaa vaaa. C’est
chauauaud… ». Il faut faire des économies. On ne peut pas soutenir les cassos à
problème, alors que le pays est en crise. Ça va, la crise, on est habitué. Mais il
faut se préparer à la guerre ! Tout le monde doit être prêt : les jeunes à donner
leur vie, les femmes à donner la vie, et les vieux… à s’en mettre plein les poches,
pour certains et pour les autres, les plus nombreux, à mourir sans bruit. La guerre
gronde : il faut s’y habituer. « Ça va, la petite grenouille ?… Ça va ? » Elle est
rouge et ne répond pas. »